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 L' ABANDONNÉE 

L'éloquence du nourrisson

Récit 

écrit par Armelle de Thé

REMPLIR DE MOTS CE TEMPS DE VIE SI VIDE.

"Je n'ai aucune traçabilité de mon existence avant adoption. C'est comme si je n'avais jamais existé avant mon arrivée chez mes parents adoptifs. Aucune photo, personne pour me raconter le bébé que j'ai été. 

 Et si j’avais eu le don de parole, qu'aurais-je dit aux personnes croisées ?  

Armelle de Thé

Résumé

Récit écrit à la première personne qui donne la parole à un nourrisson omniscient. Jour après jour, il nous raconte sa conception, sa naissance, son abandon, son placement en foyer et enfin son adoption

Doté d’un mental d’adulte, son acuité et sa sensibilité extrême, lui permettent de regarder, d’analyser et d’apprécier le monde qui l’entoure. Ce roman, joyeux et décalé, raconte avec gaieté et empathie comment nous, les abandonnés, devons mourir à notre première vie d'abandonnés pour renaitre à notre deuxième vie d’adoptés.

Extrait

      Entraîné par les millions de cils vibratiles qui tapissent l’intérieur de ma génitrice, je glisse vers mon objectif. Ce tapis roulant est magique. Quarante-huit heures plus tard, sans la moindre honte, j’entre dans son utérus. Être un déshonneur absolu ne m’empêche pas d’avancer ! En moins d’une heure, je m’implante et prends ma place. Il ne faut pas traîner : je n’ai que deux semaines pour développer l’ensemble de mon système nerveux et mettre en place la structure de mes organes internes. Après, il sera trop tard… Alors, fini la culpabilité. Il est hors de question qu’une anomalie pointe le bout de son nez et provoque mon propre avortement. Maintenant que je suis là, j’y reste, malgré cette forte intuition qui s’empare de moi : les obstacles à venir seront nombreux et variés.

      Avoir été conçu lors d’une relation sexuelle non consentie est tragique, c’est une certitude ! Mais que puis-je y faire ? Rien ! Si ce n’est d’accepter que le dégoût ressenti par ma génitrice, une fois la stupéfaction de se savoir enceinte dépassée, me condamne fatalement à la bâtardise. Quelle hérésie que d’imaginer, ne serait-ce qu’une minute, un offenseur et une victime unis autour d’une envie d’enfant ! Après tout, je préfère encore cela à me savoir reconnu par un pervers !

*

      Accroché et fier d’avoir réussi cette première étape, une question me taraude : comment s’épanouir dans des entrailles ignares, susceptibles d’enclencher une fausse-couche ? En te cachant, me souffle mon instinct de survie et il a raison, planqué tout au fond de l’utérus de l’adolescente, mon évolution est phénoménale. En moins d’un mois, je passe d’ovule fécondé à embryon. Gros haricot, certes très handicapé – puisque je ressemble à s’y méprendre à un vilain têtard sans yeux ni bras –, mais clairvoyant d’être enfin un mollusque utérin heureux d’exister. C’est si exaltant de vivre !

*

      Bon sang, que le temps passe à vive allure, déjà trois mois ! Depuis quelques jours, j’ai la sensation étrange de flotter dans l’odeur intime de ma génitrice. Envahissante, pas toujours agréable, elle n’est pas facile à apprécier. Et ce matin, en dépit du brouhaha ambiant, je distingue parfaitement son cœur et sa respiration. C’est fou comme le bruit de son aorte peut être gênant. Mais ce n’est rien à côté de sa digestion. Généralement pas facile, elle aussi, me donne du fil à retordre. Avec le temps, les variations émotionnelles et physiques de ma conceptrice n’ont plus de secrets pour moi. À chaque intrusion du dragon, je me tétanise et supplie mes anges gardiens d’adoucir la violence de cette visite. Oui, tout ce qu’elle ressent me pénètre, et malheureusement pour moi, sa vie n’est qu’agitation, c’est dire ! Sa manière de vivre et ses habitudes sont nuisibles. Lorsque ses abus sont trop nombreux, je lui envoie chimiquement mes impressions ; hélas ! son déni est tel, qu’elle ne sent rien. Cette attitude est très désagréable, certes, mais à bien y réfléchir, elle me donne l’avantage. Si la belle s’aperçoit de ma présence, elle me fait sauter, c’est certain ! Alors, collée le long de sa colonne vertébrale, je m’interdis de bouger et prête une oreille attentive à mon petit cœur. Quel délice de le sentir battre en moi. Je suis en vie et c’est bon !

      Avec le temps, rien ne change. Celle qui me sert de matrice se montre toujours aussi douée pour me faire du mal : cigarettes, plats industriels, gras, marijuana, sucre et petits verres d’alcool, rien ne m’est épargné. Pourtant, abuser des bienfaits de l’alcool que son tortionnaire lui offre lors de ses visites n’était pas son intention ! Mais cette boisson l’aide à quitter ce monde ; alors, en cachette, elle boit, elle boit, elle boit… Mais elle s’en fiche.

      Heureusement, j’ai à mes côtés un être très courageux. Coincé comme moi dans les intérieurs de ma génitrice, mon ami Gédéon le suractif a développé une inventivité sans limites pour me protéger de ses imprudences. Dès ma conception, il s’est mis en action et notre amitié histologique est devenue le plus merveilleux des corps-à-corps. À l’aide de ses nombreuses molécules expresses, mon ami donne des ordres que l’adolescente ne peut réprouver. Imaginer la catastrophe que provoquerait sa désobéissance me donne la chair de poule. Mais rien ne sert d’avoir peur ; à force de surveillance, Gédéon est devenu le parfait substitut. Jour et nuit, il répond à mes besoins et ne cesse de travailler à la place de ma génitrice : nourriture, nettoyage, détoxication. C’est lui et lui seul qui s’occupe de tout ; organe hors pair pour deviner le moindre de ses écarts, il anticipe toutes ses défaillances. Gédéon me connaît comme personne. Son attention et sa perspicacité pour que je devienne un beau bébé me bouleversent. C’est une réalité surprenante à intégrer, mais, jour après jour, je comprends que c’est bien mon placenta qui me fabrique. Tout près de moi, Gédéon me protège et sa bienveillance me surclasse.

*

      Bigre ! Que se passe-t-il ? Ce matin, le ventre dans lequel j’évolue depuis six mois est démesuré. Mes 28 centimètres et mes 725 grammes ne sont plus un problème, j’ai une place folle. Une, deux, trois galipettes, je ne résiste pas. Si mes petites mains pouvaient applaudir, elles s’en donneraient à cœur joie. Quelque chose a réellement changé. Enfin, je peux sortir de ma cachette et me révéler ! L’adolescente aurait donc réussi à utiliser son cadenas, à séquestrer le dragon dans sa chambre pendant sa sieste et à fuir ainsi l’enfer ? Serait-il possible qu’elle ait pris connaissance de ma présence ? Ce qui pourrait s’apparenter à un petit miracle me rend l’existence bien plus confortable, je n’ai plus cette sensation déplaisante de divaguer. Les goûts aigres de fermentation qui me donnaient de terribles maux de ventre ont même disparu. Et changement de taille : le dragon ne vient plus me voir. J’ai bien conscience que mon auberge n’a rien d’un palace, mais cette évolution positive va enfin permettre à Gédéon de se reposer un peu et, pour le fan que je suis, le savoir plus léger est un immense bonheur.

Illustration

Réalisée par Zazou de Crécy, elles donnent vie au nourrisson

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Pour tout renseignement contactez Armelle de Thé : armelle@secretdenaissance.com

Quand l'enfant naît, il naît avec toutes les nuances du monde.

Il a ses exigences, ses ambitions.

C'est l'enfant en moi qui me créé.

ELIE WIESEL

Mémoire à deux voix

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